Un voyageur venu dâun autre systĂšme stellaire a rĂ©cemment visitĂ© la Terre et a tenu Ă informer les siens de ce quâil avait pu y observer. ArrivĂ© sur notre planĂšte alors quây fait rage une crise profonde, il en informe ses correspondants lointains dans les termes que voici :
« Il existait ici il y a quelques annĂ©es seulement un grand commerce de biens appelĂ©s âABS adossĂ©es Ă des prĂȘts subprimeâ dont on sâaperçut un jour que leur valeur avait tant baissĂ© quâils se vendaient dĂ©sormais beaucoup plus cher que ce quâils valaient. Les acheteurs Ă©ventuels disparurent aussitĂŽt et plus personne nâentendit traiter avec ceux qui dĂ©tenaient de tels biens en grande quantitĂ© de peur quâils ne fassent bientĂŽt banqueroute. Certains ayant cachĂ© de tels ABS au sein dâautres produits appelĂ©s CDO (pour CollateralizedâDebt Obligations), chacun soupçonna alors chacun de vouloir le gruger et plus personne nâentretint commerce avec personne. Or les habitants de la Terre ont pour habitude dâutiliser pour toutes leurs entreprises, plutĂŽt que leur argent propre, celui qui appartient Ă quelquâun dâautre, usage trĂšs dispendieux cependant car il leur faut payer un loyer pour lâargent quâils empruntent et le montant de ces « intĂ©rĂȘts » ne manque pas de se retrouver alors en proportion importante dans le prix de tout ce qui se vend et sâachĂšte.
Je demandai Ă un Terrien pourquoi ne pas utiliser son propre argent plutĂŽt que celui des autres et il mâapprit alors que la plupart de ceux qui ont besoin de cette commoditĂ© en manquent, soit quâil sâagisse pour eux de lâutiliser au titre dâavances pour se procurer les matiĂšres premiĂšres et les outils nĂ©cessaires Ă leurs tĂąches, soit quâil sâagisse de consacrer un tel argent Ă lâachat dâun bien dont ils ont besoin pour survivre ou pour vivre, sommes quâils rembourseront et dont ils acquitteront les intĂ©rĂȘts Ă partir de leurs gages. La question que je lui posai alors fut celle qui eut le plus lâheur de le surprendre : « Comment se fait-il », lui demandai-je, « que lâargent ne se trouve pas lĂ oĂč il est le plus nĂ©cessaire ? » Il me fit la rĂ©ponse suivante : « Cet argent dont nous parlons, on lâappelle quand on ne lâa pas : âcapitauxâ. Ceux qui en disposent en grandes quantitĂ©s et qui se font spĂ©cialitĂ© de les prĂȘter, nous les appelons : âcapitalistesâ et câest pour cela que nous appelons âcapitalismeâ la façon dont nous organisons nos sociĂ©tĂ©s ».
Je lui expliquai que lâargent devant ĂȘtre empruntĂ© pour sâacquitter des tĂąches les plus communes et pour vivre au jour le jour, il nâĂ©tait pas surprenant que toute activitĂ© sâinterrompe aussitĂŽt que ceux qui en disposent refusent de sâen dĂ©faire et le grand dĂ©sarroi oĂč est plongĂ©e sa planĂšte me semblait causĂ© par ce simple fait.
Je lui demandai alors dâoĂč Ă©tait nĂ©e chez eux cette idĂ©e de confier lâargent aux seuls capitalistes. « Il ne sâagit pas dâune dĂ©cision qui fut jamais prise », me dĂ©clara-t-il, « mais de la consĂ©quence de la combinaison de deux principes : celui de lâhĂ©ritage et celui de la propriĂ©tĂ© privĂ©e qui permit lâappropriation des communs par un petit nombre ». « Ne voyez-vous pas », lui dis-je, mâĂ©chauffant quelque peu, « que lâappropriation privĂ©e des communs nâĂ©tait tolĂ©rable que tant que vous nâĂ©tiez que peu nombreux et que votre planĂšte vous apparaissait comme un vaste terrain en friche ? ». Au comble de lâexaspĂ©ration je mâĂ©criai alors : « Si ces principes mettent aujourdâhui votre existence en pĂ©ril que nâen changez-vous ! » « La chose fut proposĂ©e autrefois », me rĂ©pondit-il sans se dĂ©partir de son calme, « par un idĂ©aliste appelĂ© Jean-Jacques Rousseau qui, si jâai bon souvenir, vivait dans un tonneau, mais nous ne pouvons guĂšre modifier ces principes car ils nous furent confiĂ©s par nos aĂŻeux qui les tenaient des leurs et nous dirent de bien nous garder dâen changer, raison pour laquelle nous les appelons : âsacrĂ©sâ ».
Je ne sus bien sûr que répondre. Quelques jours plus tard cependant je prenais la décision de rentrer au pays ».
Article de Paul Jorion
(*) Un « article presslibâ » est libre de reproduction en tout ou en partie Ă condition que le prĂ©sent alinĂ©a soit reproduit Ă sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslibâ » qui vit exclusivement de ses droits dâauteurs et de vos contributions. Il pourra continuer dâĂ©crire comme il le fait aujourdâhui tant que vous lây aiderez. Votre soutien peut sâexprimer ici.
0 commentaires