Une lettre persane

par | 30 Jan 2009 | Economie, Réflexions | 0 commentaires

Temps de lecture : 3 minutes

Un voyageur venu d’un autre systĂšme stellaire a rĂ©cemment visitĂ© la Terre et a tenu Ă  informer les siens de ce qu’il avait pu y observer. ArrivĂ© sur notre planĂšte alors qu’y fait rage une crise profonde, il en informe ses correspondants lointains dans les termes que voici :

« Il existait ici il y a quelques annĂ©es seulement un grand commerce de biens appelĂ©s “ABS adossĂ©es Ă  des prĂȘts subprime” dont on s’aperçut un jour que leur valeur avait tant baissĂ© qu’ils se vendaient dĂ©sormais beaucoup plus cher que ce qu’ils valaient. Les acheteurs Ă©ventuels disparurent aussitĂŽt et plus personne n’entendit traiter avec ceux qui dĂ©tenaient de tels biens en grande quantitĂ© de peur qu’ils ne fassent bientĂŽt banqueroute. Certains ayant cachĂ© de tels ABS au sein d’autres produits appelĂ©s CDO (pour Collateralized–Debt Obligations), chacun soupçonna alors chacun de vouloir le gruger et plus personne n’entretint commerce avec personne. Or les habitants de la Terre ont pour habitude d’utiliser pour toutes leurs entreprises, plutĂŽt que leur argent propre, celui qui appartient Ă  quelqu’un d’autre, usage trĂšs dispendieux cependant car il leur faut payer un loyer pour l’argent qu’ils empruntent et le montant de ces « intĂ©rĂȘts » ne manque pas de se retrouver alors en proportion importante dans le prix de tout ce qui se vend et s’achĂšte.

Je demandai Ă  un Terrien pourquoi ne pas utiliser son propre argent plutĂŽt que celui des autres et il m’apprit alors que la plupart de ceux qui ont besoin de cette commoditĂ© en manquent, soit qu’il s’agisse pour eux de l’utiliser au titre d’avances pour se procurer les matiĂšres premiĂšres et les outils nĂ©cessaires Ă  leurs tĂąches, soit qu’il s’agisse de consacrer un tel argent Ă  l’achat d’un bien dont ils ont besoin pour survivre ou pour vivre, sommes qu’ils rembourseront et dont ils acquitteront les intĂ©rĂȘts Ă  partir de leurs gages. La question que je lui posai alors fut celle qui eut le plus l’heur de le surprendre : « Comment se fait-il », lui demandai-je, « que l’argent ne se trouve pas lĂ  oĂč il est le plus nĂ©cessaire ? » Il me fit la rĂ©ponse suivante : « Cet argent dont nous parlons, on l’appelle quand on ne l’a pas : “capitaux”. Ceux qui en disposent en grandes quantitĂ©s et qui se font spĂ©cialitĂ© de les prĂȘter, nous les appelons : “capitalistes” et c’est pour cela que nous appelons “capitalisme” la façon dont nous organisons nos sociĂ©tĂ©s ».

Je lui expliquai que l’argent devant ĂȘtre empruntĂ© pour s’acquitter des tĂąches les plus communes et pour vivre au jour le jour, il n’était pas surprenant que toute activitĂ© s’interrompe aussitĂŽt que ceux qui en disposent refusent de s’en dĂ©faire et le grand dĂ©sarroi oĂč est plongĂ©e sa planĂšte me semblait causĂ© par ce simple fait.

Je lui demandai alors d’oĂč Ă©tait nĂ©e chez eux cette idĂ©e de confier l’argent aux seuls capitalistes. « Il ne s’agit pas d’une dĂ©cision qui fut jamais prise », me dĂ©clara-t-il, « mais de la consĂ©quence de la combinaison de deux principes : celui de l’hĂ©ritage et celui de la propriĂ©tĂ© privĂ©e qui permit l’appropriation des communs par un petit nombre ». « Ne voyez-vous pas », lui dis-je, m’échauffant quelque peu, « que l’appropriation privĂ©e des communs n’était tolĂ©rable que tant que vous n’étiez que peu nombreux et que votre planĂšte vous apparaissait comme un vaste terrain en friche ? ». Au comble de l’exaspĂ©ration je m’écriai alors : « Si ces principes mettent aujourd’hui votre existence en pĂ©ril que n’en changez-vous ! » « La chose fut proposĂ©e autrefois », me rĂ©pondit-il sans se dĂ©partir de son calme, « par un idĂ©aliste appelĂ© Jean-Jacques Rousseau qui, si j’ai bon souvenir, vivait dans un tonneau, mais nous ne pouvons guĂšre modifier ces principes car ils nous furent confiĂ©s par nos aĂŻeux qui les tenaient des leurs et nous dirent de bien nous garder d’en changer, raison pour laquelle nous les appelons : “sacrĂ©s” ».

Je ne sus bien sûr que répondre. Quelques jours plus tard cependant je prenais la décision de rentrer au pays ».

Article de Paul Jorion

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Jean-François Faure. PrĂ©sident d’AuCOFFRE.com. Voir la biographie.

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