Quelle légitimité des banques centrales nationales face à la BCE ?

par | 15 Déc 2025 | Monnaie, Or | 0 commentaires

Temps de lecture : 6 minutes

Une controverse récente autour des réserves d’or de la Banque centrale d’Italie a mis en lumière une question que l’on évite soigneusement en Europe : à quoi servent encore les banques centrales nationales dans la zone euro ? Et, accessoirement, à qui sont-elles réellement redevables ? Parce qu’en effet, dépossédées de leur souveraineté monétaire par la BCE, mais toujours détentrices d’actifs stratégiques comme l’or, elles incarnent aujourd’hui une zone grise institutionnelle où se croisent indépendance, souveraineté et défiance démocratique.

L’or italien, ou la question que l’Europe préfère esquiver

Lorsque des parlementaires italiens proposent de reprendre la main sur l’or de la Banque d’Italie, l’affaire pourrait passer pour une lubie populiste de plus. Sauf qu’elle touche à un fondement du système européen, à son intégrité, et à sa fragilité aussi quelque part. La réaction de la BCE ne se fait donc pas attendre, la réponse est rapide, presque réflexe : Rome est invitée (comme on invite un accusé à s’expliquer) à reconsidérer très sérieusement son amendement jugé incompatible avec l’indépendance de la banque centrale.

Banque centrale Italienne – Auteur : Mister No – Licence Creative Commons CC BY 3.0

Ici, on est au-delà du simple rappel à l’ordre juridique. Car on touche à l’essence-même du fonctionnement des institutions, et en particulier aux défauts de leur cuirasse, avec une remise en question de la légitimité des banques centrales nationales, rarement formulée aussi ouvertement.

L’Italie détient l’une des plus importantes réserves d’or au monde, principalement via la Banque d’Italie. Lorsque des élus s’interrogent sur l’usage, la localisation ou la gouvernance de cet or, ils ne posent pas une question technique. Ils posent une question de souveraineté patrimoniale. Qui, in fine, a autorité sur cet actif ? Le parlement ? L’État ? La banque centrale ? Ou l’Eurosystème, par capillarité ?

Spontanément, on est en droit de croire que cet or appartient à la nation, et dans ce cas pourquoi le pouvoir politique élu ne pourrait-il même pas en débattre ? La réponse implicite de la BCE est limpide : parce que cet or est placé sous la responsabilité d’une banque centrale indépendante, et que cette indépendance est un pilier fondamental de l’architecture monétaire européenne.

Sauf que cette réponse, si elle est juridiquement cohérente, ne règle rien sur le fond.

L'or de la Banque centrale Italienne désiré par des Sénateurs italiens - 
Auteur : Mister No - Licence Creative Commons CC BY 3.0

Ce que l’euro a clairement retiré aux banques centrales nationales

Sur le plan monétaire, il n’y a plus débat. Depuis l’introduction de l’euro, les banques centrales nationales ont perdu leur souveraineté monétaire au sens strict. Elles ne fixent plus les taux d’intérêt, ne contrôlent plus l’émission de la monnaie, ne peuvent plus dévaluer ou réévaluer une devise nationale… qui n’existe plus, de toute façon. Ces compétences sont exercées par la Banque centrale européenne, conformément aux traités européens, notamment le fameux traité de Maastricht et le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (articles 127 à 133).

Cette perte de souveraineté est assumée. Elle a été présentée comme le prix à payer pour la stabilité monétaire, la crédibilité internationale de l’euro et la protection contre les dérives inflationnistes des décennies précédentes. Sur ce point, le débat est largement tranché.

Mais réduire les banques centrales nationales à des coquilles vides serait une erreur d’analyse.

Ce que l’euro leur a laissé, et pourquoi elles ne sont pas des institutions fantômes

Les banques centrales nationales sont devenues des institutions hybrides. Elles n’ont plus le pouvoir de décider, mais elles conservent celui d’exécuter. Ce sont elles qui mettent en œuvre, sur leur territoire, les décisions prises par le Conseil des gouverneurs de la BCE. Elles refinancent les banques commerciales, gèrent la circulation fiduciaire, participent aux programmes d’achats d’actifs, et assurent le bon fonctionnement quotidien du système monétaire.

Certes, dit comme ça, on a franchement l’impression qu’elles ne sont plus que de vulgaires exécutantes de décisions dans lesquelles elles n’ont plus leur mot à dire. Mais en réalité, elles conservent une expertise locale que la BCE n’a pas et ne peut pas avoir. Le système bancaire italien n’est pas le système bancaire allemand. Les fragilités françaises ne sont pas celles de l’Espagne ou des Pays-Bas. Les banques centrales nationales connaissent leurs établissements, leurs régulateurs, leurs zones de risque. Dans une crise, cette connaissance est décisive et c’est leur expertise qui permet d’ajuster les décisions communautaires. Elles ont toujours leur mot à dire.

Et surtout, elles conservent une légitimité nationale. La Banque d’Italie, la Banque de France ou la Bundesbank sont des institutions inscrites dans l’histoire économique de leur pays. Elles parlent la langue du terrain. La BCE, elle, reste perçue comme une autorité lointaine, technocratique, parfois opaque. Et rarement appréciée.

C’est précisément ce rôle de tampon institutionnel qui justifie leur maintien. Mais ce rôle a un prix : une ambiguïté permanente sur leur véritable allégeance.

L’indépendance des banques centrales, jusqu’où ?

L’indépendance des banques centrales est souvent présentée comme un dogme intangible. Elle repose sur une idée simple : protéger la monnaie des tentations politiques de court terme. Historiquement, cette logique est solide. Les épisodes d’hyperinflation, de monétisation incontrôlée de la dette ou de pressions électorales sur la politique monétaire ont laissé des traces profondes en Europe.

Mais dans la zone euro, cette indépendance prend une forme particulière. Les banques centrales nationales sont indépendantes de leur gouvernement, mais intégrées dans un système supranational où les décisions sont prises collectivement, souvent loin du débat démocratique national.

Le cas italien met cette tension à nu. Des parlementaires élus interrogent l’usage d’un actif stratégique national sur lequel ils ont le sentiment de ne plus avoir la main. En retour, une autorité européenne (non élue !) rappelle que ce débat n’est pas légitime, au nom de l’indépendance de la banque centrale.

Cela paraît insoluble. Et il ne s’agit pas de savoir si ces élus ont raison ou tort sur le fond, la question est plus dérangeante : à partir de quand la protection contre l’arbitraire politique devient-elle une raison d’empêcher le débat démocratique ?

Quand l’or échappe au pouvoir politique : le précédent vénézuélien

Ce débat n’est pas propre à l’Europe. Le précédent de l’or vénézuélien bloqué à Londres en est une illustration brutale.

Lorsqu’en 2020 le régime de Nicolás Maduro demande la restitution de l’or vénézuélien conservé à la Banque d’Angleterre, la justice britannique refuse. Elle tranche en faveur de Juan Guaidó, reconnu à l’époque par le Royaume-Uni comme président légitime du Venezuela.

L’argument est politique : il s’agit de protéger l’or contre un pouvoir jugé illégitime, potentiellement prédateur. Peu importe ici ce que l’on pense du régime vénézuélien, le mécanisme est clair : l’or est soustrait au pouvoir politique au nom d’une légitimité supérieure, définie à l’extérieur du pays concerné. Certains pourraient y voir de l’ingérence (et d’autres, une forme de spoliation), mais la logique est en réalité d’éviter que le trésor national d’un pays ne tombe entre les mains d’un despote aux visées aussi obscures que court-termistes.

En Europe, la logique est plus feutrée, plus juridique, mais fondamentalement comparable. L’or est placé hors de portée du politique, non pas parce que celui-ci serait dictatorial, mais parce qu’il est considéré comme structurellement suspect lorsqu’il touche à la monnaie et aux réserves. Ce qui n’est pas faux.

Une souveraineté résiduelle, mais réelle

Faut-il en conclure que les banques centrales nationales ne servent plus à rien ? Certainement pas. Elles sont devenues les gardiennes d’une souveraineté résiduelle, fragmentée, mais essentielle à la stabilité de l’ensemble.

Elles détiennent encore l’or, symbole ultime de confiance. Car l’or n’est pas un actif financier ordinaire. Il n’est ni une obligation, ni une action, ni même une devise. Il est ce qui reste quand tout le reste est contesté. 

Mais on ne doit pas oublier que les banques nationales participent aussi directement à la gouvernance de la BCE via le Conseil des gouverneurs. Elles assurent ainsi la continuité institutionnelle entre l’échelon européen et les États. Supprimer les banques centrales nationales serait par exemple une erreur majeure. Cela reviendrait à centraliser totalement le pouvoir monétaire au niveau supranational, sans contrepoids institutionnel local, ce qui renforcerait à coup sûr le sentiment de dépossession démocratique. La BCE n’est déjà pas populaire, il est inutile d’en faire définitivement un organe déconnecté des réalités nationales.

Ce que l’épisode italien révèle vraiment

L’affaire italienne ne dit pas que les Italiens veulent “récupérer leur or”. Elle parle de quelque chose de beaucoup plus profond, qui touche au bien-fondé des instances de la zone euro. Quelle légitimité peut avoir une banque centrale européenne si les réserves des États restent concentrées dans les banques nationales ? À l’inverse, quel rôle reste-t-il aux banques centrales nationales si tout se décide au niveau de la BCE et que même l’or des Nations ne leur appartient plus ?

Ce qui est clair, c’est que ces banques centrales nationales existent encore parce qu’elles sont nécessaires d’un point de vue “administratif”. Mais leur statut ambigu les place au cœur d’une tension permanente entre indépendance monétaire, souveraineté nationale et contrôle démocratique. 

Tant que l’or restera ce qu’il est, c’est-à-dire un actif hors du temps, hors des devises, et surtout hors des appétits politiques, cette tension ne disparaîtra pas. L’Europe peut continuer à la gérer à coups de rappels juridiques et de communiqués feutrés, elle ne pourra pas éternellement éviter le débat de fond.

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Gonzalvez, Bruno
Auteur et consultant depuis plus de vingt ans dans le domaine de la communication stratégique, il a plusieurs fois travaillé pour le compte d'entreprises financières dont il décrypte aujourd'hui les coulisses et les mécanismes économiques à l'intention du plus grand nombre.

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