Article diffusĂ© avec l’autorisation de son auteur : Jean-Maxence Granier – Think-Out
Sâil existe bien un consensus sur la crise actuelle et sa gravitĂ©, sur lâensemble des continents et quelles que soient les idĂ©ologies, puisque les inquiĂ©tudes des libĂ©raux de Davos font Ă©cho Ă celles des altermondialistes de BelĂ©m, il est intĂ©ressant dâopĂ©rer des distinctions au sein mĂȘme des interprĂ©tations du phĂ©nomĂšne et de proposer une approche sĂ©miotique de celles-ci Ă travers les polaritĂ©s variĂ©es qui organisent le champ des diffĂ©rentes lectures Ă laquelle cette crise donne lieu.
1. La notion de crise
Le concept de « crise », au sens mĂ©dical, psychologique, Ă©conomique, politique, culturel, du terme, correspond Ă lâidĂ©e dâune rupture Ă partir dâun Ă©tat antĂ©rieur rĂ©putĂ© stable, cette rupture Ă©tant souvent connotĂ©e nĂ©gativement et constituant une tension, un risque. La crise vient interrompre, plus ou moins brutalement, un Ă©tat perçu comme normal, neutre ou orientĂ© positivement.
La notion de crise sâapplique Ă des univers divers, individuels (physique, psychique) ou collectifs (Ă©conomique, politique, culturel) mais ce qui nous intĂ©resse ici, câest de qualifier les diffĂ©rentes polaritĂ©s qui caractĂ©risent la sortie de crise, câest-Ă -dire lâĂ©tat dans lequel le systĂšme, au sens trĂšs large, se retrouve aprĂšs la pĂ©riode de crise elle-mĂȘme. Nous dĂ©finissons donc la crise non par sa nature, sa durĂ©e ou son intensitĂ©, mais par lâĂ©tat sur lequel elle dĂ©bouche. Nous en distinguons 4 (voir tableau 1) :
Ătat A. La crise ramĂšne le systĂšme Ă son Ă©tat antĂ©rieur. Quelle quâait Ă©tĂ© son intensitĂ©, elle se clĂŽt par un retour Ă la normale, par une forme dâhomĂ©ostasie. Dans cette logique, il faut faire cesser la crise au plus vite puisquâelle constitue un accident qui finira par dĂ©boucher sur un retour Ă la normale.
Ătat B. La crise se clĂŽt vers un retour au systĂšme initial, mais celui-ci ne reste pas inchangĂ©, car pour faire face Ă elle, il a dĂ» sâadapter, se modifier en regard dâun nouveau contexte. Cette adaptation procĂšde largement dâune autorĂ©gulation, dâune possibilitĂ© pour le systĂšme en question dâintĂ©grer de nouvelles donnĂ©es issues de la situation nouvellement créée, pour justement y faire face. Lâadaptation peut ĂȘtre plus ou moins profonde, ponctuelle ou durable, mais elle demeure rĂ©versible et fait du systĂšme lâacteur de sa transformation.
Ătat C. La crise contraint le systĂšme initial Ă se transformer radicalement au risque sinon de disparaĂźtre. Cette rĂ©organisation excĂšde la logique dâadaptation, car elle nâĂ©mane plus seulement de lâintĂ©rieur du systĂšme, de ses capacitĂ©s intrinsĂšques dâaccommodation, mais dâune nouvelle configuration qui produit une mutation en profondeur, qui nâest plus rĂ©versible et en quelque sorte subie par le systĂšme en question.
Ătat D. Le systĂšme existant initialement ne survit pas Ă la crise qui accouche dâun modĂšle radicalement nouveau ou du chaos. La rupture est paradigmatique et sâinscrit dans une solution de continuitĂ© radicale par rapport Ă lâĂ©tat initial.
Les Ă©tats A et D se caractĂ©risent par un rĂ©gime dâimmutabilitĂ©/rigiditĂ© au sens oĂč le systĂšme soit se perpĂ©tue Ă lâidentique, soit disparait.
Les Ă©tats B et C se caractĂ©risent par leur mutabilitĂ©/souplesse car le systĂšme soit sâaccommode soit mute en profondeur suite Ă la crise.
Les Ă©tats A et B relĂšvent dâune logique de continuitĂ© dans la mesure oĂč, soit le dĂ©sordre introduit par la crise correspond Ă une parenthĂšse plus moins longue, mais circonscrite dans le temps, soit il donne lieu Ă une stratĂ©gie dâadaptation qui permet au systĂšme de persĂ©vĂ©rer dans son ĂȘtre.
Les Ă©tats C et D relĂšvent dâune logique de discontinuitĂ© dans la mesure oĂč la crise dĂ©bouche soit sur une transformation radicale qui change la nature mĂȘme du systĂšme initialement entrĂ© en crise, soit sur la rupture de fait que constitue la disparation du systĂšme initial.
Pour les sĂ©mioticiens (les autres lecteurs peuvent faire lâĂ©conomie de ce paragraphe plus technique), on notera que lâon peut aussi reprĂ©senter ces polaritĂ©s sous la figure dâun carrĂ© sĂ©miotique qui permet de dĂ©ployer le couple initial « perpĂ©tuation du systĂšme » et « disparition du systĂšme » (voir tableau 2) en lâarticulant Ă deux sub-contraires qui seraient « non-disparition du systĂšme » et « non-perpĂ©tuation du systĂšme ». La continuitĂ© correspond Ă la deixis positive (A+B) et la discontinuitĂ© Ă la deixis nĂ©gative (C+D). Le mĂ©ta-terme correspondant Ă A et D et celui de lâimmutabilitĂ© qui se solde soit par la continuitĂ© soit par la disparition, le mĂ©ta-terme correspondant Ă B et C est celui de la mutabilitĂ© sous forme dâadaptation ou de refondation.
Ce modĂšle dĂ©crivant les diffĂ©rents Ă©tats de sortie de crise possibles, permet de mieux comprendre les postures prises aujourdâhui face Ă la crise Ă©conomique que nous connaissons.
2. La crise économique de 2008
Notre but nâest pas ici de dĂ©crire ou dâexpliquer une nouvelle fois la crise actuelle mais de voir comment elle est interprĂ©tĂ©e dans le champ socio-Ă©conomique et politique. Si, en effet, il y a bien consensus sur sa gravitĂ©, on constate quâil existe diffĂ©rentes maniĂšres bien diffĂ©rentes de lui donner sens et ce sont ces maniĂšres que lâon voudrait disposer selon les polaritĂ©s dĂ©finies plus haut de maniĂšre gĂ©nĂ©rique. On voudrait pour chaque pĂŽle possible voir quelles sont les causes principalement mises en avant pour expliquer cette crise et quelles sont les solutions majeures proposĂ©es.
2.1. Les logiques de continuité
2.1.1. La posture A
La posture A est celle dâun retour Ă lâĂ©tat antĂ©rieur. Elle est aujourdâhui intellectuellement assez difficile Ă tenir mĂȘme si elle est sans doute dans le cĆur de beaucoup qui voudraient se rĂ©veiller du cauchemar. Si on trouve peu dâoptimistes invĂ©tĂ©rĂ©s pour remettre en cause le caractĂšre systĂ©matique et mondial de la crise, les questions sur la date de sortie de celle-ci, portent bien en elles le dĂ©sir que les choses reviennent Ă ce quâelles furent et si possible au plus tĂŽt. Le « quand » est ici le symptĂŽme dâun Ă©vitement partiel du « pourquoi ». On sait dâailleurs bien que pouvoir rĂ©pondre Ă cette question serait dĂ©jĂ une maniĂšre de solution, puisque la crise est Ă©troitement liĂ©e au champ dâincertitude quâelle dĂ©ploie devant nous. Les tenants de cette posture auront naturellement tendance Ă revenir aux causes les plus immĂ©diates de la crise, Ă ses symptĂŽmes au fond, laissant de cĂŽtĂ© les plus structurelles et partant dâaller aux remĂšdes les plus immĂ©diats aussi. Les solutions envisagĂ©es se centrent au premier chef sur lâĂ©radication des actifs « toxiques » dissĂ©minĂ©s dans les comptes de la haute finance et des petits porteurs et sur la rĂ©injection massive dâargent par lâĂtat dans le systĂšme bancaire, sans trop de conditions, pour rĂ©instaurer la confiance et la liquiditĂ© et relancer le crĂ©dit. Au fond, on en reste Ă lâidĂ©e quâune fois le systĂšme bancaire sauvĂ©, lâessentiel est fait. Pour ce faire, on baisse les taux (USA) pour augmenter les marges bancaires, lâĂtat concourt Ă des augmentations de capital et Ă des reprises de provisions afin de permettre aux banques dâaccroĂźtre leurs fonds propres et de relancer la machine en prĂȘtant aux entreprises et aux mĂ©nages. Il sâagit au premier chef de lutter contre le « Credit Crunch » et le sinistre bancaire pour faire face au ralentissement Ă©conomique quâil enclenche. Cette approche peut opĂ©rer des distinctions au sein du capitalisme financier entre les bonnes pratiques et les dĂ©rives de quelques Ă©garĂ©s (Kerviel) ou de quelques aigrefins (Madoff) mais globalement elle ne remet pas en cause le dispositif, demandant simplement Ă lâĂtat dâintervenir pour dĂ©bloquer le systĂšme, jusquâĂ quelquefois se substituer aux banques en prĂȘtant directement aux entreprises (cf. la France et le prĂȘt au secteur automobile).
2.1.2. La posture B
Cette posture propose une lecture Ă la fois plus critique et plus ambitieuse de la crise en reconnaissant quâil y a bien quelque chose de pourri au royaume de la finance. Câest dâabord la crise financiĂšre, spĂ©culative qui sera pointĂ©e du doigt avec en particulier : les dĂ©rives des organismes de crĂ©dit immobilier hypothĂ©caire qui ont volontairement prĂȘtĂ© Ă des gens insolvables pour garantir des taux dâintĂ©rĂȘt maximaux, lâinconscience des traders surpayĂ©s et court-termistes, lâimpĂ©ritie des agences de notation aux relations ambiguĂ«s avec ceux-lĂ mĂȘmes quâelles doivent contrĂŽler, des rĂšgles comptables (Ă©valuation des actifs financiers au prix du marchĂ©) et prudentielles comme des critĂšres de solvabilitĂ© qui ont Ă©voluĂ© de maniĂšre trop lĂąche en ouvrant la porte Ă tous les risques ou encore la distinction qui sâest effacĂ©e entre banque de dĂ©pĂŽt et banques dâinvestissement (remise en cause du Glass-Steagall Act de 1933). Quant aux solutions, le discours dominant est celui de la rĂ©gulation de lâintĂ©rieur, de lâautorĂ©gulation en demandant aux acteurs eux-mĂȘmes de revenir Ă la raison, de bien vouloir prĂȘter Ă des taux qui ne soient pas usuraires ou dâĂ©viter de distribuer trop ouvertement des millions de dollars de bonus Ă des dirigeants qui ont menĂ© leurs entreprises au bord de la faillite. Cette posture sâappuiera volontiers sur la distinction entre un capitalisme industriel et un capitalisme financier, coupable de quelques excĂšs, entre au fond un bon et un mauvais capitalisme qui se serait laissĂ© emporter par les effets de levier, la titrisation, les produits dĂ©rivĂ©s, les gros bonus, le court terme et les ROI Ă 15 %, quant on ne distingue pas entre une bonne spĂ©culation, utile aux opĂ©rations de couverture, et une mauvaise spĂ©culation, ramenĂ©e Ă une logique de pari sur les monnaies ou les matiĂšres premiĂšres et de surenchĂšre sur lâavenir ! Cette posture a Ă©tĂ© occupĂ©e de lâintĂ©rieur du systĂšme et bien avant le dĂ©marrage effectif de la crise par un certain nombre de Cassandres, ce qui ne laisse pas dâinquiĂ©ter sur son caractĂšre peu audible en tout cas dâun point de vue collectif (cf. Patrick Artus, Le Capitalisme est en train de sâautodĂ©truire, avec M.-P. Virard, La DĂ©couverte, 2005). Câest encore la posture dâun Ă©conomiste comme Michel Aglietta (La crise : pourquoi en est-on arrivĂ© lĂ ? Comment en sortir ? Michalon, 2008) : « Les responsables politiques doivent prendre conscience quâil sâagit dâune crise globale de la finance et quâil faut des changements dans la rĂ©glementation. Un retour de lâautoritĂ© de lâĂtat sur les marchĂ©s est nĂ©cessaire pour rĂ©duire les risques. Il faut inventer une nouvelle organisation de la finance qui soit au service de lâĂ©conomie et non pas au service dâelle-mĂȘme, comme ces derniĂšres annĂ©es oĂč les profits et les bonus ont explosĂ© Ă des niveaux indĂ©cents. », LâExpress, 15/09/2008 ou dâun Jacques Attali qui prĂŽne le passage Ă une gouvernance mondiale comme opĂ©rateur de cette nĂ©cessaire rĂ©gulation (cf. La crise, et aprĂšs ? Fayard, 2008).
2.2. Les logiques de discontinuité
2.2.1. La posture C
La posture C, qui appelle Ă une mutation profonde, sâinscrit Ă la fois dans lâĂ©conomique et le politique en proposant justement une rĂ©articulation de ces deux champs face Ă la crise. Elle se caractĂ©rise par une approche beaucoup plus globale de celle-ci, par exemple par une mise en perspective plus nette des enjeux Ă©cologiques, la dĂ©rive financiĂšre comme le risque Ă©cologique apparaissant comme les deux faces de la mĂȘme monnaie ultra libĂ©rale. Elle porte sa critique sur une Ă©volution plus ancienne et plus profonde, liĂ©e Ă la pĂ©riode des trente derniĂšres annĂ©es, et sur une remise en cause trĂšs vive de lâultralibĂ©ralisme amĂ©ricain portĂ© par les Ă©pigones de Milton Friedman. Pour cette posture, la crise que nous vivons est dâabord lâoccasion de repenser Ă la fois les rapports Ă©conomiques internationaux (rapports Nord/Sud, crises alimentaires, dĂ©localisations sauvages), le rapport de la sociĂ©tĂ© industrielle Ă la nature et aux gĂ©nĂ©rations futures, la question de lâĂ©quilibre entre le capital (actionnaires, dirigeants qui sont dâabord des actionnaires) et le travail (appauvrissement des classes moyennes, augmentation des Ă©carts entre les plus riches et les plus pauvres) et enfin le rapport entre pouvoir politique et pouvoir Ă©conomique. La crise financiĂšre actuelle nâest plus perçue comme un fatum qui pĂšserait soudain sur le destin des hommes et des sociĂ©tĂ©s, mais bien comme le produit dâune certaine conception de lâĂ©conomie et du politique. Elle pose ainsi la question du fonctionnement rĂ©ellement dĂ©mocratique de dĂ©mocraties, de leur capacitĂ© Ă rĂ©guler un capitalisme mondialisĂ©, qui subsume assez largement la puissance publique telle quâelle sâexerce au niveau des nations. Elle interroge lâĂ©cart assez radical entre la logique dĂ©mocratique visant idĂ©alement au bien commun et les stratĂ©gies dâentreprises qui ne gĂšrent ni le long terme ni les externalitĂ©s nĂ©gatives et socialisent les pertes aprĂšs avoir privatisĂ© les bĂ©nĂ©fices. Ce discours est soutenu par un Joseph Stiglizt (Un autre monde : contre le fanatisme du marchĂ©, Fayard, 2002) qui stigmatise les inĂ©galitĂ©s, face Ă la richesse comme face Ă lâinformation qui permet de lâacquĂ©rir ou les instances mondiales de rĂ©gulation comme le FMI, qui, sous lâapparence du bien commun universel, dĂ©fendent dâabord, dans les rapports Nord/Sud, les intĂ©rĂȘts des Ă©conomies jusquâalors dominantes. Câest aussi la posture de Paul Krugman (LâAmĂ©rique que nous voulons, Flammarion, 2007), autre prix Nobel et critique virulent du double mandat de G. W. Bush : « Câest une crise de lâĂ©rosion. Câest une crise des certitudes dans le systĂšme. Câest une crise du crĂ©dit bancaire, de lâĂ©nergie Ă bas prix, de lâaccĂšs Ă la nourriture, du commerce mondial. Et, surtout, de la rĂ©gulation ou de son absence. Et, contrairement Ă ce que lâon entend, il nây a aucune gouvernance Ă©conomique et financiĂšre dans le monde depuis vingt ans, câest une fumisterie. Et cela peut avoir des consĂ©quences dramatiques. (…) » LibĂ©ration, 13/10/08 ou celle dâun Paul Jorion qui dans son ouvrage La crise : des subprimes au sĂ©isme financier planĂ©taire (Fayard 2008), dĂ©roule une critique trĂšs vive de lâĂ©conomie de marchĂ© comme des Ă©conomistes qui la soutiennent thĂ©oriquement, en insistant sur la dimension mortifĂšre de lâaugmentation des Ă©carts entre capital et travail, comme sur les risques associĂ©s Ă la spĂ©culation : « Je suis surpris de voir que mes livres se vendent bien mais quâil nây a pas un seul homme politique qui me consulte ! Câest comme les Ă©conomistes, ils sont Ă lâintĂ©rieur dâun systĂšme. Ce systĂšme nâa pas encore compris quâil est en train dâaffronter cette crise de civilisation Ă laquelle je faisais allusion. Alors, quelles sont les solutions ? Je propose notamment quâon Ă©crive une constitution pour lâĂ©conomie, Ă©liminant un certain nombre de principes entiĂšrement destructeurs. Les paris sur lâĂ©volution des prix â des matiĂšres premiĂšres, par exemple â sont aujourdâhui au cĆur du processus Ă©conomique ; on a ouvert grand les portes du marchĂ© des matiĂšres premiĂšres aux spĂ©culateurs. Ils en sont devenus les acteurs dominants. Câest de la folie. Dâautre part, il faudrait repenser complĂštement le problĂšme des prĂȘts Ă la consommation. Câest une bonne chose que les banques prĂȘtent de lâargent entre investisseurs et dirigeants dâentreprises, parce que ça produit de la richesse dans le monde ; on fait travailler les gens et on produit des biens et des services. Mais prĂȘter de lâargent Ă des consommateurs pour quâils achĂštent des biens, alors que leurs salaires ne leur permettent pas, câest une aberration » Telerama 31/10/08.
2.2.2. La posture D
Cette ultime posture voit dans la crise se dessiner la fin mĂȘme du capitalisme et lâappelle souvent de ses vĆux. La crise se teinte dâune dimension presque positive, malgrĂ© les difficultĂ©s sociales quâelle engendre, comme promesse dâun changement de paradigme radicale. La dimension cyclique des analyses A et B qui intĂ©graient au fond la crise au rythme intrinsĂšque du capitalisme (euphorie/inquiĂ©tude, relance/rigueur, inflation/dĂ©flation, etc.) est remise en cause au profit dâun vĂ©ritable Ă©puisement du capitalisme et de lâĂ©conomie de marchĂ© qui verraient lĂ approcher leur fin. Cette posture insiste sur lâinstabilitĂ© maximale du systĂšme, lit lâenchaĂźnement des diffĂ©rentes crises rĂ©centes et plus anciennes non sous le signe de la rĂ©gĂ©nĂ©ration, mais sous celui de lâĂ©puisement. LâĂ©conomie de marchĂ© est fortement remise en cause dans ses fondements, confrontĂ©e quâelle serait Ă une politique dâaccumulation sans fin. Les solutions Ă©voquĂ©es sont bien sĂ»r dâabord politiques (critique des limites de la dĂ©mocratie face au marchĂ©) mais aussi Ă©conomiques (dĂ©croissance). Elles appellent Ă lâĂ©laboration dâun systĂšme radicalement nouveau.
Sous des formes quelquefois trĂšs diffĂ©rentes, les philosophes Jean-Claude MichĂ©a (Lâempire du moindre mal : essai sur la civilisation libĂ©rale, 2007, Climats), qui dĂ©montre comment libĂ©ralisme Ă©conomique et libĂ©ralisme politique sont littĂ©ralement coproduits lâun par lâautre et en appelle Ă une sorte dâĂ©galitarisme populaire dâinspiration orvellienne, et Alain Badiou, qui critique la dĂ©mocratie comme inopĂ©rante et appelle au retour dâune forme de communisme authentique : On a souvent parlĂ© ces derniĂšres semaines de « lâĂ©conomie rĂ©elle » (la production des biens). On lui a opposĂ© lâĂ©conomie irrĂ©elle (la spĂ©culation) dâoĂč venait tout le mal, vu que ses agents Ă©taient devenus « irresponsables », « irrationnels », et « prĂ©dateurs ». Cette distinction est Ă©videmment absurde. Le capitalisme financier est depuis cinq siĂšcles une piĂšce majeure du capitalisme en gĂ©nĂ©ral. Quant aux propriĂ©taires et animateurs de ce systĂšme, ils ne sont, par dĂ©finition, « responsables » que des profits, leur « rationalité » est mesurable aux gains, et prĂ©dateurs, non seulement ils le sont, mais ont le devoir de lâĂȘtre. Il nây a donc rien de plus « rĂ©el » dans la soute de la production capitaliste que dans son Ă©tage marchand ou son compartiment spĂ©culatif. Le retour au rĂ©el ne saurait ĂȘtre le mouvement qui conduit de la mauvaise spĂ©culation « irrationnelle » Ă la saine production. Il est celui du retour Ă la vie, immĂ©diate et rĂ©flĂ©chie, de tous ceux qui habitent ce monde. Câest de lĂ quâon peut observer sans faiblir le capitalisme, y compris le film catastrophe quâil nous impose ces temps-ci. Le rĂ©el nâest pas ce film, mais la salle. (Le Monde, 17/10/08) ou encore le sociologue amĂ©ricain altermondialiste Immanuel Wallerstein, qui pose une analyse du capitalisme comme lieu de la marchandisation de toute chose et comme dissymĂ©trie fondamentale entre un centre oĂč sâaccumule le capital et des pĂ©riphĂ©ries toujours spoliĂ©es : « Mais je pense que les possibilitĂ©s dâaccumulation rĂ©elle du systĂšme ont atteint leurs limites. Le capitalisme, depuis sa naissance dans la seconde moitiĂ© du XVIe siĂšcle, se nourrit du diffĂ©rentiel de richesse entre un centre, oĂč convergent les profits, et des pĂ©riphĂ©ries (pas forcĂ©ment gĂ©ographiques) de plus en plus appauvries. A cet Ă©gard, le rattrapage Ă©conomique de lâAsie de lâEst, de lâInde, de lâAmĂ©rique latine, constitue un dĂ©fi insurmontable pour « lâĂ©conomie-monde » créée par lâOccident, qui ne parvient plus Ă contrĂŽler les coĂ»ts de lâaccumulation. Les trois courbes mondiales des prix de la main-dâĆuvre, des matiĂšres premiĂšres et des impĂŽts sont partout en forte hausse depuis des dĂ©cennies. La courte pĂ©riode nĂ©olibĂ©rale qui est en train de sâachever nâa inversĂ© que provisoirement la tendance : Ă la fin des annĂ©es 1990, ces coĂ»ts Ă©taient certes moins Ă©levĂ©s quâen 1970, mais ils Ă©taient bien plus importants quâen 1945. En fait, la derniĂšre pĂ©riode dâaccumulation rĂ©elle – les « trente glorieuses » – nâa Ă©tĂ© possible que parce que les Ătats keynĂ©siens ont mis leurs forces au service du capital. Mais, lĂ encore, la limite a Ă©tĂ© atteinte ! » (Le Monde, 11/10/08), sont les porteurs de cette approche.
Cette posture, plus radicalement politique, interroge le systĂšme de lâextĂ©rieur, et considĂšre la crise non comme un accident, mais comme le rĂ©vĂ©lateur de ses limites intrinsĂšques.
Conclusion
La posture A et la posture B sâappuient lâune comme lâautre sur une approche cyclique de la crise, la premiĂšre la ramenant Ă une crise de confiance Ă rĂ©soudre en rĂ©duisant le stress bancaire, la seconde en rĂ©formant les excĂšs dâun capitalisme financier emportĂ© dans son Ă©lan. Ce qui rapproche ces deux attitudes, câest au fond de considĂ©rer la crise comme une cause, la posture A ayant tendance Ă naturaliser au maximum cette cause, jusquâĂ en faire lâĂ©quivalent dâune catastrophe naturelle contre laquelle tout le monde doit sâunir et lutter, tandis que la posture B construit la crise comme un excĂšs que le retour Ă la raison pourrait contenir. Ces deux postures maintiennent le paradigme initial pratiquement tel quel ou au prix dâune rĂ©forme interne plus consĂ©quente. Elles rĂ©pugnent Ă Ă©tablir des liens entre la crise dite des « subprimes » et ses effets sur lâĂ©conomie, et des questions plus larges, sociales, Ă©cologiques, alimentaires, ou gĂ©ostratĂ©giques. Enfin, ces postures sont trĂšs largement marquĂ©es par une lecture progressiste du capitalisme, faisant de chacune de ses crises le signe mĂȘme de sa capacitĂ© Ă perdurer ou Ă sâadapter
Les postures C et D, sous la figure de la refondation pour la C, sous la figure de lâĂ©puisement pour la D, se situent au contraire dans une logique de discontinuitĂ© beaucoup plus marquĂ©e. Ces deux postures se caractĂ©risent par le fait quâelles considĂšrent la crise comme un effet, voire un symptĂŽme, dâun dysfonctionnement Ă la fois plus ancien et plus fondamental, celui mĂȘme de lâĂ©conomie de marchĂ©, ou en tout cas de sa dĂ©rive libĂ©rale, stigmatisĂ©e sous les traits de la « pensĂ©e unique ». Elles opĂšrent un renversement causal en faisant de la crise le rĂ©sultat et non la cause dâune dĂ©rive entamĂ©e depuis longtemps.
On voit ainsi apparaĂźtre certaines dominantes dans lâinterprĂ©tation de la crise (cf. tableau 3), la logique de la discontinuitĂ© impliquant de maniĂšre forte la question politique, une vision plus globale de la crise, non pas cyclique mais vectorielle (accumulation de crises jusquâĂ une crise finale) et se situant plutĂŽt Ă gauche ou Ă lâultragauche, la logique de la continuitĂ©, plutĂŽt Ă droite, sâinscrivant elle dans le seul champ de lâĂ©conomique, dans une approche plus Ă©troitement circonscrite dans le temps dâune crise qui commencerait en 2008 et qui sâinscrirait dans une cyclicitĂ© quasi naturelle au capitalisme.
Cette rĂ©flexion sĂ©miotique sur lâorganisation du champ des discours sur la crise, caricature Ă©videmment en quatre grandes postures le continuum qui, en rĂ©alitĂ©, prĂ©side Ă la variĂ©tĂ© des regards possibles. Mais ce schĂ©matisme permet de voir comment sâinflĂ©chissent dans un sens ou un autre des lectures diffĂ©renciĂ©es dâune crise qui, derriĂšre lâunanimisme de façade, suscite des interprĂ©tations bien distinctes. LâintĂ©rĂȘt du carrĂ© sĂ©miotique est de permettre, comme nous lâavons fait, de positionner diffĂ©rents types de discours en regard les uns des autres, mais de saisir aussi comment certains acteurs inflĂ©chissent leurs discours au fur et Ă mesure du dĂ©roulement de la crise et des effets quâelle produit, les principales opĂ©rations de passages se faisant clairement au niveau du registre de la mutabilitĂ©, sur lâaxe continuitĂ© / discontinuitĂ©, entre les pĂŽles B et C.
Article de Jean-Maxence Granier – Think-Out
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