Sémiotique de la crise

par | 18 Fév 2009 | Crise, Economie, Réflexions | 0 commentaires

Temps de lecture : 13 minutes

Article diffusĂ© avec l’autorisation de son auteur : Jean-Maxence Granier – Think-Out

S’il existe bien un consensus sur la crise actuelle et sa gravitĂ©, sur l’ensemble des continents et quelles que soient les idĂ©ologies, puisque les inquiĂ©tudes des libĂ©raux de Davos font Ă©cho Ă  celles des altermondialistes de BelĂ©m, il est intĂ©ressant d’opĂ©rer des distinctions au sein mĂȘme des interprĂ©tations du phĂ©nomĂšne et de proposer une approche sĂ©miotique de celles-ci Ă  travers les polaritĂ©s variĂ©es qui organisent le champ des diffĂ©rentes lectures Ă  laquelle cette crise donne lieu.

1. La notion de crise

Le concept de « crise », au sens mĂ©dical, psychologique, Ă©conomique, politique, culturel, du terme, correspond Ă  l’idĂ©e d’une rupture Ă  partir d’un Ă©tat antĂ©rieur rĂ©putĂ© stable, cette rupture Ă©tant souvent connotĂ©e nĂ©gativement et constituant une tension, un risque. La crise vient interrompre, plus ou moins brutalement, un Ă©tat perçu comme normal, neutre ou orientĂ© positivement.

La notion de crise s’applique Ă  des univers divers, individuels (physique, psychique) ou collectifs (Ă©conomique, politique, culturel) mais ce qui nous intĂ©resse ici, c’est de qualifier les diffĂ©rentes polaritĂ©s qui caractĂ©risent la sortie de crise, c’est-Ă -dire l’état dans lequel le systĂšme, au sens trĂšs large, se retrouve aprĂšs la pĂ©riode de crise elle-mĂȘme. Nous dĂ©finissons donc la crise non par sa nature, sa durĂ©e ou son intensitĂ©, mais par l’état sur lequel elle dĂ©bouche. Nous en distinguons 4 (voir tableau 1) :

État A. La crise ramĂšne le systĂšme Ă  son Ă©tat antĂ©rieur. Quelle qu’ait Ă©tĂ© son intensitĂ©, elle se clĂŽt par un retour Ă  la normale, par une forme d’homĂ©ostasie. Dans cette logique, il faut faire cesser la crise au plus vite puisqu’elle constitue un accident qui finira par dĂ©boucher sur un retour Ă  la normale.

État B. La crise se clĂŽt vers un retour au systĂšme initial, mais celui-ci ne reste pas inchangĂ©, car pour faire face Ă  elle, il a dĂ» s’adapter, se modifier en regard d’un nouveau contexte. Cette adaptation procĂšde largement d’une autorĂ©gulation, d’une possibilitĂ© pour le systĂšme en question d’intĂ©grer de nouvelles donnĂ©es issues de la situation nouvellement créée, pour justement y faire face. L’adaptation peut ĂȘtre plus ou moins profonde, ponctuelle ou durable, mais elle demeure rĂ©versible et fait du systĂšme l’acteur de sa transformation.

État C. La crise contraint le systĂšme initial Ă  se transformer radicalement au risque sinon de disparaĂźtre. Cette rĂ©organisation excĂšde la logique d’adaptation, car elle n’émane plus seulement de l’intĂ©rieur du systĂšme, de ses capacitĂ©s intrinsĂšques d’accommodation, mais d’une nouvelle configuration qui produit une mutation en profondeur, qui n’est plus rĂ©versible et en quelque sorte subie par le systĂšme en question.

État D. Le systĂšme existant initialement ne survit pas Ă  la crise qui accouche d’un modĂšle radicalement nouveau ou du chaos. La rupture est paradigmatique et s’inscrit dans une solution de continuitĂ© radicale par rapport Ă  l’état initial.

Les Ă©tats A et D se caractĂ©risent par un rĂ©gime d’immutabilitĂ©/rigiditĂ© au sens oĂč le systĂšme soit se perpĂ©tue Ă  l’identique, soit disparait.

Les Ă©tats B et C se caractĂ©risent par leur mutabilitĂ©/souplesse car le systĂšme soit s’accommode soit mute en profondeur suite Ă  la crise.

Les Ă©tats A et B relĂšvent d’une logique de continuitĂ© dans la mesure oĂč, soit le dĂ©sordre introduit par la crise correspond Ă  une parenthĂšse plus moins longue, mais circonscrite dans le temps, soit il donne lieu Ă  une stratĂ©gie d’adaptation qui permet au systĂšme de persĂ©vĂ©rer dans son ĂȘtre.

Les Ă©tats C et D relĂšvent d’une logique de discontinuitĂ© dans la mesure oĂč la crise dĂ©bouche soit sur une transformation radicale qui change la nature mĂȘme du systĂšme initialement entrĂ© en crise, soit sur la rupture de fait que constitue la disparation du systĂšme initial.

Pour les sĂ©mioticiens (les autres lecteurs peuvent faire l’économie de ce paragraphe plus technique), on notera que l’on peut aussi reprĂ©senter ces polaritĂ©s sous la figure d’un carrĂ© sĂ©miotique qui permet de dĂ©ployer le couple initial « perpĂ©tuation du systĂšme » et « disparition du systĂšme » (voir tableau 2) en l’articulant Ă  deux sub-contraires qui seraient « non-disparition du systĂšme » et « non-perpĂ©tuation du systĂšme ». La continuitĂ© correspond Ă  la deixis positive (A+B) et la discontinuitĂ© Ă  la deixis nĂ©gative (C+D). Le mĂ©ta-terme correspondant Ă  A et D et celui de l’immutabilitĂ© qui se solde soit par la continuitĂ© soit par la disparition, le mĂ©ta-terme correspondant Ă  B et C est celui de la mutabilitĂ© sous forme d’adaptation ou de refondation.

Ce modĂšle dĂ©crivant les diffĂ©rents Ă©tats de sortie de crise possibles, permet de mieux comprendre les postures prises aujourd’hui face Ă  la crise Ă©conomique que nous connaissons.

2. La crise économique de 2008

Notre but n’est pas ici de dĂ©crire ou d’expliquer une nouvelle fois la crise actuelle mais de voir comment elle est interprĂ©tĂ©e dans le champ socio-Ă©conomique et politique. Si, en effet, il y a bien consensus sur sa gravitĂ©, on constate qu’il existe diffĂ©rentes maniĂšres bien diffĂ©rentes de lui donner sens et ce sont ces maniĂšres que l’on voudrait disposer selon les polaritĂ©s dĂ©finies plus haut de maniĂšre gĂ©nĂ©rique. On voudrait pour chaque pĂŽle possible voir quelles sont les causes principalement mises en avant pour expliquer cette crise et quelles sont les solutions majeures proposĂ©es.

2.1. Les logiques de continuité

2.1.1. La posture A

La posture A est celle d’un retour Ă  l’état antĂ©rieur. Elle est aujourd’hui intellectuellement assez difficile Ă  tenir mĂȘme si elle est sans doute dans le cƓur de beaucoup qui voudraient se rĂ©veiller du cauchemar. Si on trouve peu d’optimistes invĂ©tĂ©rĂ©s pour remettre en cause le caractĂšre systĂ©matique et mondial de la crise, les questions sur la date de sortie de celle-ci, portent bien en elles le dĂ©sir que les choses reviennent Ă  ce qu’elles furent et si possible au plus tĂŽt. Le « quand » est ici le symptĂŽme d’un Ă©vitement partiel du « pourquoi ». On sait d’ailleurs bien que pouvoir rĂ©pondre Ă  cette question serait dĂ©jĂ  une maniĂšre de solution, puisque la crise est Ă©troitement liĂ©e au champ d’incertitude qu’elle dĂ©ploie devant nous. Les tenants de cette posture auront naturellement tendance Ă  revenir aux causes les plus immĂ©diates de la crise, Ă  ses symptĂŽmes au fond, laissant de cĂŽtĂ© les plus structurelles et partant d’aller aux remĂšdes les plus immĂ©diats aussi. Les solutions envisagĂ©es se centrent au premier chef sur l’éradication des actifs « toxiques » dissĂ©minĂ©s dans les comptes de la haute finance et des petits porteurs et sur la rĂ©injection massive d’argent par l’État dans le systĂšme bancaire, sans trop de conditions, pour rĂ©instaurer la confiance et la liquiditĂ© et relancer le crĂ©dit. Au fond, on en reste Ă  l’idĂ©e qu’une fois le systĂšme bancaire sauvĂ©, l’essentiel est fait. Pour ce faire, on baisse les taux (USA) pour augmenter les marges bancaires, l’État concourt Ă  des augmentations de capital et Ă  des reprises de provisions afin de permettre aux banques d’accroĂźtre leurs fonds propres et de relancer la machine en prĂȘtant aux entreprises et aux mĂ©nages. Il s’agit au premier chef de lutter contre le « Credit Crunch » et le sinistre bancaire pour faire face au ralentissement Ă©conomique qu’il enclenche. Cette approche peut opĂ©rer des distinctions au sein du capitalisme financier entre les bonnes pratiques et les dĂ©rives de quelques Ă©garĂ©s (Kerviel) ou de quelques aigrefins (Madoff) mais globalement elle ne remet pas en cause le dispositif, demandant simplement Ă  l’État d’intervenir pour dĂ©bloquer le systĂšme, jusqu’à quelquefois se substituer aux banques en prĂȘtant directement aux entreprises (cf. la France et le prĂȘt au secteur automobile).

2.1.2. La posture B

Cette posture propose une lecture Ă  la fois plus critique et plus ambitieuse de la crise en reconnaissant qu’il y a bien quelque chose de pourri au royaume de la finance. C’est d’abord la crise financiĂšre, spĂ©culative qui sera pointĂ©e du doigt avec en particulier : les dĂ©rives des organismes de crĂ©dit immobilier hypothĂ©caire qui ont volontairement prĂȘtĂ© Ă  des gens insolvables pour garantir des taux d’intĂ©rĂȘt maximaux, l’inconscience des traders surpayĂ©s et court-termistes, l’impĂ©ritie des agences de notation aux relations ambiguĂ«s avec ceux-lĂ  mĂȘmes qu’elles doivent contrĂŽler, des rĂšgles comptables (Ă©valuation des actifs financiers au prix du marchĂ©) et prudentielles comme des critĂšres de solvabilitĂ© qui ont Ă©voluĂ© de maniĂšre trop lĂąche en ouvrant la porte Ă  tous les risques ou encore la distinction qui s’est effacĂ©e entre banque de dĂ©pĂŽt et banques d’investissement (remise en cause du Glass-Steagall Act de 1933). Quant aux solutions, le discours dominant est celui de la rĂ©gulation de l’intĂ©rieur, de l’autorĂ©gulation en demandant aux acteurs eux-mĂȘmes de revenir Ă  la raison, de bien vouloir prĂȘter Ă  des taux qui ne soient pas usuraires ou d’éviter de distribuer trop ouvertement des millions de dollars de bonus Ă  des dirigeants qui ont menĂ© leurs entreprises au bord de la faillite. Cette posture s’appuiera volontiers sur la distinction entre un capitalisme industriel et un capitalisme financier, coupable de quelques excĂšs, entre au fond un bon et un mauvais capitalisme qui se serait laissĂ© emporter par les effets de levier, la titrisation, les produits dĂ©rivĂ©s, les gros bonus, le court terme et les ROI Ă  15 %, quant on ne distingue pas entre une bonne spĂ©culation, utile aux opĂ©rations de couverture, et une mauvaise spĂ©culation, ramenĂ©e Ă  une logique de pari sur les monnaies ou les matiĂšres premiĂšres et de surenchĂšre sur l’avenir ! Cette posture a Ă©tĂ© occupĂ©e de l’intĂ©rieur du systĂšme et bien avant le dĂ©marrage effectif de la crise par un certain nombre de Cassandres, ce qui ne laisse pas d’inquiĂ©ter sur son caractĂšre peu audible en tout cas d’un point de vue collectif (cf. Patrick Artus, Le Capitalisme est en train de s’autodĂ©truire, avec M.-P. Virard, La DĂ©couverte, 2005). C’est encore la posture d’un Ă©conomiste comme Michel Aglietta (La crise : pourquoi en est-on arrivĂ© lĂ  ? Comment en sortir ? Michalon, 2008) : « Les responsables politiques doivent prendre conscience qu’il s’agit d’une crise globale de la finance et qu’il faut des changements dans la rĂ©glementation. Un retour de l’autoritĂ© de l’État sur les marchĂ©s est nĂ©cessaire pour rĂ©duire les risques. Il faut inventer une nouvelle organisation de la finance qui soit au service de l’économie et non pas au service d’elle-mĂȘme, comme ces derniĂšres annĂ©es oĂč les profits et les bonus ont explosĂ© Ă  des niveaux indĂ©cents. », L’Express, 15/09/2008 ou d’un Jacques Attali qui prĂŽne le passage Ă  une gouvernance mondiale comme opĂ©rateur de cette nĂ©cessaire rĂ©gulation (cf. La crise, et aprĂšs ? Fayard, 2008).

2.2. Les logiques de discontinuité

2.2.1. La posture C

La posture C, qui appelle Ă  une mutation profonde, s’inscrit Ă  la fois dans l’économique et le politique en proposant justement une rĂ©articulation de ces deux champs face Ă  la crise. Elle se caractĂ©rise par une approche beaucoup plus globale de celle-ci, par exemple par une mise en perspective plus nette des enjeux Ă©cologiques, la dĂ©rive financiĂšre comme le risque Ă©cologique apparaissant comme les deux faces de la mĂȘme monnaie ultra libĂ©rale. Elle porte sa critique sur une Ă©volution plus ancienne et plus profonde, liĂ©e Ă  la pĂ©riode des trente derniĂšres annĂ©es, et sur une remise en cause trĂšs vive de l’ultralibĂ©ralisme amĂ©ricain portĂ© par les Ă©pigones de Milton Friedman. Pour cette posture, la crise que nous vivons est d’abord l’occasion de repenser Ă  la fois les rapports Ă©conomiques internationaux (rapports Nord/Sud, crises alimentaires, dĂ©localisations sauvages), le rapport de la sociĂ©tĂ© industrielle Ă  la nature et aux gĂ©nĂ©rations futures, la question de l’équilibre entre le capital (actionnaires, dirigeants qui sont d’abord des actionnaires) et le travail (appauvrissement des classes moyennes, augmentation des Ă©carts entre les plus riches et les plus pauvres) et enfin le rapport entre pouvoir politique et pouvoir Ă©conomique. La crise financiĂšre actuelle n’est plus perçue comme un fatum qui pĂšserait soudain sur le destin des hommes et des sociĂ©tĂ©s, mais bien comme le produit d’une certaine conception de l’économie et du politique. Elle pose ainsi la question du fonctionnement rĂ©ellement dĂ©mocratique de dĂ©mocraties, de leur capacitĂ© Ă  rĂ©guler un capitalisme mondialisĂ©, qui subsume assez largement la puissance publique telle qu’elle s’exerce au niveau des nations. Elle interroge l’écart assez radical entre la logique dĂ©mocratique visant idĂ©alement au bien commun et les stratĂ©gies d’entreprises qui ne gĂšrent ni le long terme ni les externalitĂ©s nĂ©gatives et socialisent les pertes aprĂšs avoir privatisĂ© les bĂ©nĂ©fices. Ce discours est soutenu par un Joseph Stiglizt (Un autre monde : contre le fanatisme du marchĂ©, Fayard, 2002) qui stigmatise les inĂ©galitĂ©s, face Ă  la richesse comme face Ă  l’information qui permet de l’acquĂ©rir ou les instances mondiales de rĂ©gulation comme le FMI, qui, sous l’apparence du bien commun universel, dĂ©fendent d’abord, dans les rapports Nord/Sud, les intĂ©rĂȘts des Ă©conomies jusqu’alors dominantes. C’est aussi la posture de Paul Krugman (L’AmĂ©rique que nous voulons, Flammarion, 2007), autre prix Nobel et critique virulent du double mandat de G. W. Bush : « C’est une crise de l’érosion. C’est une crise des certitudes dans le systĂšme. C’est une crise du crĂ©dit bancaire, de l’énergie Ă  bas prix, de l’accĂšs Ă  la nourriture, du commerce mondial. Et, surtout, de la rĂ©gulation ou de son absence. Et, contrairement Ă  ce que l’on entend, il n’y a aucune gouvernance Ă©conomique et financiĂšre dans le monde depuis vingt ans, c’est une fumisterie. Et cela peut avoir des consĂ©quences dramatiques. (…) » LibĂ©ration, 13/10/08 ou celle d’un Paul Jorion qui dans son ouvrage La crise : des subprimes au sĂ©isme financier planĂ©taire (Fayard 2008), dĂ©roule une critique trĂšs vive de l’économie de marchĂ© comme des Ă©conomistes qui la soutiennent thĂ©oriquement, en insistant sur la dimension mortifĂšre de l’augmentation des Ă©carts entre capital et travail, comme sur les risques associĂ©s Ă  la spĂ©culation : « Je suis surpris de voir que mes livres se vendent bien mais qu’il n’y a pas un seul homme politique qui me consulte ! C’est comme les Ă©conomistes, ils sont Ă  l’intĂ©rieur d’un systĂšme. Ce systĂšme n’a pas encore compris qu’il est en train d’affronter cette crise de civilisation Ă  laquelle je faisais allusion. Alors, quelles sont les solutions ? Je propose notamment qu’on Ă©crive une constitution pour l’économie, Ă©liminant un certain nombre de principes entiĂšrement destructeurs. Les paris sur l’évolution des prix – des matiĂšres premiĂšres, par exemple – sont aujourd’hui au cƓur du processus Ă©conomique ; on a ouvert grand les portes du marchĂ© des matiĂšres premiĂšres aux spĂ©culateurs. Ils en sont devenus les acteurs dominants. C’est de la folie. D’autre part, il faudrait repenser complĂštement le problĂšme des prĂȘts Ă  la consommation. C’est une bonne chose que les banques prĂȘtent de l’argent entre investisseurs et dirigeants d’entreprises, parce que ça produit de la richesse dans le monde ; on fait travailler les gens et on produit des biens et des services. Mais prĂȘter de l’argent Ă  des consommateurs pour qu’ils achĂštent des biens, alors que leurs salaires ne leur permettent pas, c’est une aberration » Telerama 31/10/08.

2.2.2. La posture D

Cette ultime posture voit dans la crise se dessiner la fin mĂȘme du capitalisme et l’appelle souvent de ses vƓux. La crise se teinte d’une dimension presque positive, malgrĂ© les difficultĂ©s sociales qu’elle engendre, comme promesse d’un changement de paradigme radicale. La dimension cyclique des analyses A et B qui intĂ©graient au fond la crise au rythme intrinsĂšque du capitalisme (euphorie/inquiĂ©tude, relance/rigueur, inflation/dĂ©flation, etc.) est remise en cause au profit d’un vĂ©ritable Ă©puisement du capitalisme et de l’économie de marchĂ© qui verraient lĂ  approcher leur fin. Cette posture insiste sur l’instabilitĂ© maximale du systĂšme, lit l’enchaĂźnement des diffĂ©rentes crises rĂ©centes et plus anciennes non sous le signe de la rĂ©gĂ©nĂ©ration, mais sous celui de l’épuisement. L’économie de marchĂ© est fortement remise en cause dans ses fondements, confrontĂ©e qu’elle serait Ă  une politique d’accumulation sans fin. Les solutions Ă©voquĂ©es sont bien sĂ»r d’abord politiques (critique des limites de la dĂ©mocratie face au marchĂ©) mais aussi Ă©conomiques (dĂ©croissance). Elles appellent Ă  l’élaboration d’un systĂšme radicalement nouveau.

Sous des formes quelquefois trĂšs diffĂ©rentes, les philosophes Jean-Claude MichĂ©a (L’empire du moindre mal : essai sur la civilisation libĂ©rale, 2007, Climats), qui dĂ©montre comment libĂ©ralisme Ă©conomique et libĂ©ralisme politique sont littĂ©ralement coproduits l’un par l’autre et en appelle Ă  une sorte d’égalitarisme populaire d’inspiration orvellienne, et Alain Badiou, qui critique la dĂ©mocratie comme inopĂ©rante et appelle au retour d’une forme de communisme authentique : On a souvent parlĂ© ces derniĂšres semaines de « l’économie rĂ©elle » (la production des biens). On lui a opposĂ© l’économie irrĂ©elle (la spĂ©culation) d’oĂč venait tout le mal, vu que ses agents Ă©taient devenus « irresponsables », « irrationnels », et « prĂ©dateurs ». Cette distinction est Ă©videmment absurde. Le capitalisme financier est depuis cinq siĂšcles une piĂšce majeure du capitalisme en gĂ©nĂ©ral. Quant aux propriĂ©taires et animateurs de ce systĂšme, ils ne sont, par dĂ©finition, « responsables » que des profits, leur « rationalité » est mesurable aux gains, et prĂ©dateurs, non seulement ils le sont, mais ont le devoir de l’ĂȘtre. Il n’y a donc rien de plus « rĂ©el » dans la soute de la production capitaliste que dans son Ă©tage marchand ou son compartiment spĂ©culatif. Le retour au rĂ©el ne saurait ĂȘtre le mouvement qui conduit de la mauvaise spĂ©culation « irrationnelle » Ă  la saine production. Il est celui du retour Ă  la vie, immĂ©diate et rĂ©flĂ©chie, de tous ceux qui habitent ce monde. C’est de lĂ  qu’on peut observer sans faiblir le capitalisme, y compris le film catastrophe qu’il nous impose ces temps-ci. Le rĂ©el n’est pas ce film, mais la salle. (Le Monde, 17/10/08) ou encore le sociologue amĂ©ricain altermondialiste Immanuel Wallerstein, qui pose une analyse du capitalisme comme lieu de la marchandisation de toute chose et comme dissymĂ©trie fondamentale entre un centre oĂč s’accumule le capital et des pĂ©riphĂ©ries toujours spoliĂ©es : « Mais je pense que les possibilitĂ©s d’accumulation rĂ©elle du systĂšme ont atteint leurs limites. Le capitalisme, depuis sa naissance dans la seconde moitiĂ© du XVIe siĂšcle, se nourrit du diffĂ©rentiel de richesse entre un centre, oĂč convergent les profits, et des pĂ©riphĂ©ries (pas forcĂ©ment gĂ©ographiques) de plus en plus appauvries. A cet Ă©gard, le rattrapage Ă©conomique de l’Asie de l’Est, de l’Inde, de l’AmĂ©rique latine, constitue un dĂ©fi insurmontable pour « l’économie-monde » créée par l’Occident, qui ne parvient plus Ă  contrĂŽler les coĂ»ts de l’accumulation. Les trois courbes mondiales des prix de la main-d’Ɠuvre, des matiĂšres premiĂšres et des impĂŽts sont partout en forte hausse depuis des dĂ©cennies. La courte pĂ©riode nĂ©olibĂ©rale qui est en train de s’achever n’a inversĂ© que provisoirement la tendance : Ă  la fin des annĂ©es 1990, ces coĂ»ts Ă©taient certes moins Ă©levĂ©s qu’en 1970, mais ils Ă©taient bien plus importants qu’en 1945. En fait, la derniĂšre pĂ©riode d’accumulation rĂ©elle – les « trente glorieuses » – n’a Ă©tĂ© possible que parce que les États keynĂ©siens ont mis leurs forces au service du capital. Mais, lĂ  encore, la limite a Ă©tĂ© atteinte ! » (Le Monde, 11/10/08), sont les porteurs de cette approche.

Cette posture, plus radicalement politique, interroge le systĂšme de l’extĂ©rieur, et considĂšre la crise non comme un accident, mais comme le rĂ©vĂ©lateur de ses limites intrinsĂšques.

Conclusion

La posture A et la posture B s’appuient l’une comme l’autre sur une approche cyclique de la crise, la premiĂšre la ramenant Ă  une crise de confiance Ă  rĂ©soudre en rĂ©duisant le stress bancaire, la seconde en rĂ©formant les excĂšs d’un capitalisme financier emportĂ© dans son Ă©lan. Ce qui rapproche ces deux attitudes, c’est au fond de considĂ©rer la crise comme une cause, la posture A ayant tendance Ă  naturaliser au maximum cette cause, jusqu’à en faire l’équivalent d’une catastrophe naturelle contre laquelle tout le monde doit s’unir et lutter, tandis que la posture B construit la crise comme un excĂšs que le retour Ă  la raison pourrait contenir. Ces deux postures maintiennent le paradigme initial pratiquement tel quel ou au prix d’une rĂ©forme interne plus consĂ©quente. Elles rĂ©pugnent Ă  Ă©tablir des liens entre la crise dite des « subprimes » et ses effets sur l’économie, et des questions plus larges, sociales, Ă©cologiques, alimentaires, ou gĂ©ostratĂ©giques. Enfin, ces postures sont trĂšs largement marquĂ©es par une lecture progressiste du capitalisme, faisant de chacune de ses crises le signe mĂȘme de sa capacitĂ© Ă  perdurer ou Ă  s’adapter

Les postures C et D, sous la figure de la refondation pour la C, sous la figure de l’épuisement pour la D, se situent au contraire dans une logique de discontinuitĂ© beaucoup plus marquĂ©e. Ces deux postures se caractĂ©risent par le fait qu’elles considĂšrent la crise comme un effet, voire un symptĂŽme, d’un dysfonctionnement Ă  la fois plus ancien et plus fondamental, celui mĂȘme de l’économie de marchĂ©, ou en tout cas de sa dĂ©rive libĂ©rale, stigmatisĂ©e sous les traits de la « pensĂ©e unique ». Elles opĂšrent un renversement causal en faisant de la crise le rĂ©sultat et non la cause d’une dĂ©rive entamĂ©e depuis longtemps.

On voit ainsi apparaĂźtre certaines dominantes dans l’interprĂ©tation de la crise (cf. tableau 3), la logique de la discontinuitĂ© impliquant de maniĂšre forte la question politique, une vision plus globale de la crise, non pas cyclique mais vectorielle (accumulation de crises jusqu’à une crise finale) et se situant plutĂŽt Ă  gauche ou Ă  l’ultragauche, la logique de la continuitĂ©, plutĂŽt Ă  droite, s’inscrivant elle dans le seul champ de l’économique, dans une approche plus Ă©troitement circonscrite dans le temps d’une crise qui commencerait en 2008 et qui s’inscrirait dans une cyclicitĂ© quasi naturelle au capitalisme.

Cette rĂ©flexion sĂ©miotique sur l’organisation du champ des discours sur la crise, caricature Ă©videmment en quatre grandes postures le continuum qui, en rĂ©alitĂ©, prĂ©side Ă  la variĂ©tĂ© des regards possibles. Mais ce schĂ©matisme permet de voir comment s’inflĂ©chissent dans un sens ou un autre des lectures diffĂ©renciĂ©es d’une crise qui, derriĂšre l’unanimisme de façade, suscite des interprĂ©tations bien distinctes. L’intĂ©rĂȘt du carrĂ© sĂ©miotique est de permettre, comme nous l’avons fait, de positionner diffĂ©rents types de discours en regard les uns des autres, mais de saisir aussi comment certains acteurs inflĂ©chissent leurs discours au fur et Ă  mesure du dĂ©roulement de la crise et des effets qu’elle produit, les principales opĂ©rations de passages se faisant clairement au niveau du registre de la mutabilitĂ©, sur l’axe continuitĂ© / discontinuitĂ©, entre les pĂŽles B et C.

Article de Jean-Maxence Granier – Think-Out

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Jean-François Faure. PrĂ©sident d’AuCOFFRE.com. Voir la biographie.

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