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La Russie, « méchant » des Occidentaux

Comme un sparadrap qui colle aux doigts du capitaine Haddock, la Russie a hérité de la haine profonde et justifiée laissée par le souvenir des exactions de l’ancien régime communiste de l’URSS. Bien que le système politique actuel de la Russie n’ait plus rien à voir avec celui qui sévissait en Union soviétique, et même si le régime actuel n’est pas parfait, les esprits occidentaux restent imprégnés par ce dernier comme les Français en 1914 étaient imprégnés des mythes du soldat Prussien de 1870 mangeant des enfants et des Cosaques aux yeux crevés, sans nez et sans langue. Bien évidemment la propagande occidentale joue énormément sur ce thème pour faire valoir son droit à restaurer la démocratie, même si celle-ci n’a jamais pris pied un seul jour en Ukrainexxiv depuis que ce pays existe en tant qu’État indépendant.

Dès lors dans le conflit ukrainien les rôles ont été distribués dès le début. La Russie est le méchant et les Occidentaux, emmenés par les États-Unis, sont les gentils. Au milieu les Ukrainiens qui paient de leur sang un affrontement qui dure depuis 1953xxv mais qui a pris une tournure quasi frontale entre la Russie et les États-Unis depuis 2014.

Le palmarès des pays occidentaux révèle que ceux-ci ont aussi assez souvent joué du côté des méchants et qu’il a fallu laisser passer quelques décennies à chaque foisxxvi pour que cette vérité éclate au grand jour.
Aujourd’hui comme hier « Les responsables des guerres ne sont pas ceux qui les déclenchent, mais ceux qui les rendent inévitables »xxvii.

En fait le crime de la Russie est ailleurs. La Russie avec la Chine mène la dissidence. Le graphique ci-dessous en révèle un premier indice.

Historique des réserves de la banque centrale de Russie (source US Treasury et BCR).

Les données reprises ici sont celles du Trésor américain d’une part (US Treasuries) et du rapport annuel de la banque centrale de Russie (réserves). Le département du Trésor américain publie en effet régulièrement le montant de la dette fédérale détenue par chaque pays étranger. Il s’agit donc du montant de billets verts que chaque pays a transformé en soutien à la dette américaine en les transformant en obligations fédérales. Le graphique révèle que, depuis le renversement du président légitime par le coup d’État de Maïdan en 2014, organisé avec le soutien financier et plus des États-Unisxxviii, le montant des obligations américaines détenues par la banque centrale de Russie a considérablement décru pour passer d’une centaine de milliard de dollars à quelques trois milliards de dollars fin 2021. En résumé, un désengagement presque total.

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Le réseau MIR

En outre depuis 2014 et les sanctions occidentales prises en rétorsion à l’annexion de la Crimée, la Russie a développé à marche forcée un ensemble d’outils pour ne plus dépendre des mécanismes financiers occidentaux. Depuis la décision des réseaux gérant les cartes VISA et MasterCard, de ne plus autoriser l’utilisation de leurs cartes de crédit sur le territoire russe, la Russie a mis en œuvre fin 2015 son propre réseau, MIR (en russe Мир). Cette carte est aujourd’hui utilisable dans la grande majorité des anciens pays de l’URSS, dans des pays africains, et dans beaucoup de pays asiatiques dont la Chine et le Japon, dans les EAU, et, de façon étonnante, en Turquie. Enfin les banques russes ont annoncé en mars 2022 l’émission de cartes de paiement utilisant le système chinois de cartes UnionPay couplé au réseau russe MIR. Le réseau chinois existe depuis 2005 et représente aujourd’hui un volume de transactions supérieur aux réseaux VISA et Mastercard.

Carte MIR (source Kyrill Zykov/Agency Moskva)

La route Russie-Iran-Inde

Quant à l’exclusion de la Russie du système de messagerie de paiement SWIFTxxix, elle a été palliée par le développement par la Russie dès 2014 de son propre système, SPFSxxx, et sa mise en service en 2019 puis son interconnexion avec le système chinois CIPSxxxi et enfin son extension aux pays du groupe BRICSxxxii et même au-delàxxxiii.

En définitive la militarisation de la finance par les États-Unis et l’Union européenne en 2014 pour sanctionner la Russie a poussé le pays à acquérir son indépendance vis-à-vis de l’environnement financier et monétaire occidental en développant ses propres outils et en se tournant vers l’est.

Ce virage vers l’est du continent a d’ailleurs pris une ampleur considérable après les accords passés entre la Russie et l’Iran pour la réalisation d’une route Russie-Iran-Inde (INSTCxxxiv) et plus récemment après la visite en Arabie Saoudite fin 2022 du président chinois Xi Jinping.

Le projet INSTC ou route internationale nord-sud.

En quelques années deux blocs se sont désormais constitués :

– d’un côté le monde occidental avec comme chez de file les États-Unis et le dollar comme ciment (j’aborderai le cas désespéré de l’Euro un peu plus loin) ;

– de l’autre un groupement de pays autour de la Chine (et de son projet stratégique de Nouvelle Route de la Soie), de la Russie et des autres pays BRICS qui entendent dessiner leur propre avenir sans les contraintes imposées par l’occident : Iran, Argentine, Égypte, Arabie Saoudite, Turquie et potentiellement Algérie, Émirats arabes unis, Cambodge, Éthiopie, Fidji, Indonésie, Kazakhstan, Malaisie, Nigeria, Sénégal, Thaïlande, Mexique, Syrie, Pakistan, et Ouzbékistan.

La Chine et la Russie sont les deux principaux moteurs de cette coalition. À l’occasion de son déplacement en Arabie Saoudite le président chinois a, devant tous les dirigeants du Conseil de coopération du Golfe, développé sa vision d’un partenariatxxxv baptisée « Travailler ensemble sur la base des réalisations du passé pour bâtir un avenir plus radieux des relations Chine-CCG ».

À l’issue de ces échanges les engagements pris par les uns et les autres sonnent comme de véritables déclarations de guerre à l’hégémonie du dollar, un enterrement de l’accord « pétrole contre dollars » de 1979.

La connexion Chine-Arabie Saoudite

La proposition chinoise sert opportunément les projets d’avenir ambitieux de l’Arabie Saoudite, élaborés sous la houlette de Mohammad Bin Salman Bin Abdulaziz Al-Saud, qui vise à faire émerger du sable du désert un pays moderne doté d’infrastructures innovantes et d’une industrie performante pour limiter sa dépendance au savoir-faire occidental. À tire d’exemple dans ce projet, Vision 2030xxxvi, l’Arabie Saoudite ambitionne d’allouer 50 % de son budget d’investissement militaire à la production locale alors qu’aujourd’hui cette production se limite à seulement 2 % du budget de défensexxxvii, le reste étant importé. Ce projet trouve donc dans la Chine le partenaire idéal : la Chine paiera en yuanxxxviii mais investira dans nombre des projets de Vision 2030. Un partenariat gagnant-gagnant.

L’offre de Xi a été faite, à dessein, devant l’ensemble des membres du CCG. Ces projets vont du développement de la recherche pétrolière, aux industries de transformation et de raffinage, mais aussi à la réalisation d’infrastructure ou au développement d’industries innovantes (façon Silicon Valley, centres d’hébergement de données, 5G et 6G, coopération dans l’intelligence artificielle et même exploration spatiale, etc.).

Le Partenariat stratégique global

L’Iran et la Chine entretiennent déjà une relation spéciale depuis mars 2021 – le Partenariat stratégique globalxxxix – un accord sur 25 ans dans lequel la Chine s’est engagée à investir 400 milliards de dollars dans l’économie iranienne en échange d’un approvisionnement régulier en pétrole iranien. L’accord comprend 280 milliards de dollars pour le développement des secteurs pétrochimiques en aval (raffinage et plastiques) et 120 milliards de dollars pour les infrastructures de transport et de production de l’Iran. Là aussi le partenariat est gagnant- gagnant. L’Iran recevra des yuan pour son pétrole et la Chine aidera au développement des infrastructures iraniennes.

En résumé, l’Iran, l’Arabie Saoudite prochainement, mais aussi le Venezuela (depuis 2019xl), et d’autres vendent ou vendront leur pétrole ou leur gaz en yuan à la Chine. De son côté Moscou vend son gaz et son pétrole en roubles à la Chine mais accepte aussi les paiements par l’Inde en dirhams des Émirats arabes unis.

[Lire partie 1 : Vers un nouvel ordre monétaire #1 : hégémonie et décadence du dollar]

[Lire partie 3 : Vers un nouvel ordre monétaire #3 : L’or de nouveau au centre du jeu]

Notes :

xix – https://home.treasury.gov/policy-issues/financing-the-government xx https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy0612

xxi – Le montant et la nature des titre et devises ne sont pas clairement mentionnés dans la presse. Selon le dernier état financier de 2021 produit par la Banque centrale de Russie, celle-ci détenait 630 milliards de dollars de réserves dont 311 sous forme de titres, et 152 sous forme de dépôts de devises étrangères (100 auprès d’autres banques centrales et BRI ainsi qu’au FMI). A priori les titres et les dépôts auprès de la banque de Chine échapperont aux sanctions.

xxii – US Treasury – Office of Foreign Assets Control – Sanctions Programs and Information.

xxiii – Financial Times : « Les amendes imposées par les autorités américaines entre 2004 et 2019 pour des violations des sanctions, impliquant principalement l’Iran, ont coûté au total près de 12 milliards de dollars aux banques occidentales. »

xxiv – Une lecture attentive des rapports de l’OFPRA, d’Amnesty International, ou de Freedom House d’avant 2022 donne une bonne idée du régime qui sévissait en Ukraine avant cette date.

xxv – Pour résumer simplement : voir les opérations REDSOX et AERODYNAMIC de la CIA en 1953 ; la « main invisible » de la CIA en 2004 ; l’implication avouée, Victoria Nuland, des États-Unis dans le coupe d’État de 2014, le mensonge des accords de Minsk…

xxvi – Wikileaks, Serbie, Lybie, Irak, Grenade, Panama, etc.

xxvii – Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu.

xxviii – L’implication des États-Unis a été confirmé à la fois par des enregistrements téléphoniques de Victoria Nuland (US Assistant Secretary of State) avec Geoffrey Pyattet (US Ambassador to Ukraine) en 2014 et par Victoria Nuland elle-même en 2013 à l’occasion d’une réunion de « pétroliers » auxquels elle révélait le montant de l’aide financière (4 milliards de $) apportée par les États-Unis à l’Ukraine dont aux mouvements d’extrême droite ukrainiens ayant fomenté le putsch.

xxix – Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications.

xxx – Système de transfert de messages financiers : SPFS soit en russe : Система передачи финансовых сообщений (СПФС), et en écriture romane : Sistema peredachi finansovykh soobscheniy.

xxxi – Système de paiement interbancaire transfrontalier ou Cross-Border Interbank Payment System (CIPS).

xxxii – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud

xxxiii – Du fait de la conformité des systèmes chinois et russe avec la norme mondiale de messagerie de paiement ISO20022 ces deux systèmes sont en fait parfaitement compatibles avec la système SWIFT.

xxxiv – Le corridor international de transport Nord-Sud (INSTC), un réseau de routes terrestres et maritimes partiellement opérationnel de 7000 kilomètres de long reliant la Russie à l’Inde.

xxxv – TRAVAILLER ENSEMBLE SUR LA BASE DES RÉALISATIONS DU PASSÉ POUR BÂTIR UN AVENIR PLUS RADIEUX DES RELATIONS CHINE-CCG 2022-12-10 08:52 —Allocution de Monsieur Xi Jinping Président de la République populaire de Chine au Sommet Chine-Conseil de coopération du Golfe – Riyad, le 9 décembre 2022

xxxvi – Vision 2030: A Story of Transformation

xxxvii – Lire page 47 de ce pdf ici

xxxviii – Le renminbi (RMB) est le nom officiel de la monnaie chinoise, alors que le yuan (ou Chinese yuan (code : CNY) est le nom de l’unité en moyen de paiement de cette monnaie. Une distinction subtile que nous ne faisons pas en occident et qui témoigne de la connaissance approfondie du concept de monnaie en Chine.

xxxix – https://en.wikipedia.org/wiki/Iran%E2%80%93China_25-year_Cooperation_Program
xl – https://www.reuters.com/article/us-venezuela-china-yuan-exclusive/exclusive-facing-u-s-sanctions-venezuela-offers-suppliers-payment-in-chinese-yuan-sources-idUSKBN1Y20FA

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Yannick Colleu
Yannick Colleu a découvert les métaux précieux après l'éclatement de la bulle Internet en 2000. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : "Investir dans les métaux précieux" et "Guide d'investissement sur le marché de l'or". Il est notamment reconnu pour son expertise sur la fiscalité et intervient régulièrement lors des événements annuels d'AuCOFFRE.com.

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