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Le 26 février 2022, les Etats-Unis et l’UE ont décidé de geler les réserves de devises détenues par la Russie à l’étranger, et de la bannir du réseau de paiement SWIFT, suite à l’invasion de l’Ukraine le 24 février. Du point de vue des pays émergents, cette décision est « comparable au choc Nixon de 1971 », comme l’expliquent Stöferle et Valek.

Dans la 17ème édition de leur rapport In Gold We Trust, Ronald-Peter Stöferle et Mark J. Valek (S&V) identifient 3 confrontations principales (et de multiples confrontations secondaires) :

Après avoir disséqué le showdown macroéconomique et le showdown du cours de l’or, il est temps de nous plonger dans l’analyse géopolitique des deux Autrichiens.

« L’ère des multiples épreuves de force »

« Il y a des décennies où rien ne se passe, et des semaines où des décennies se produisent », comme l’indique cette citation attribuée (à tort) à Lénine. Stöferle et Valek (S&V) dressent la liste des évènements qui se sont succédé à une allure phénoménale au cours des derniers mois :

  • Pandémie globale de Covid-19 ;
  • Crise inflationniste et taux d’intérêt en hausse ;
  • Crise bancaire ;
  • Signes précurseurs de récession ;
  • Guerre en Europe ;
  • Percées technologiques, avec en particulier l’intelligence artificielle.

Mais c’est peut-être au niveau géopolitique que se sont déroulés les bouleversements les plus marquants…

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Le showdown géopolitique : de la dollarisation à la dédollarisation

Pour planter le décor, je dirais que du point de vue de S&V, la situation est claire. Et pour cause, elle arrive à maturité : « une épreuve de force géopolitique se prépare entre l’Occident et plusieurs économies émergentes. Le système monétaire mondial centré sur le dollar est soumis à une pression croissante », écrivent les deux Autrichiens.

L’Occident, c’est l’establishment du G7 (mené par les États-Unis) et ses alliés. Les économies émergentes, ce sont les « jeunes pousses affamées des BRICS [menées par la Chine et la Russie] et leurs partisans », pour reprendre la formule de S&V.

Cette épreuve de force se décline sous 4 aspects :

  • L’augmentation de la part des réserves d’or au sein des réserves de change des économies émergentes ;
  • La confirmation du leadership de la Chine ;
  • La renaissance des BRICS en tant que groupe politique ;
  • La dédollarisation qui en découle.

Après avoir passé chacun de ces angles à la loupe, je vous proposerai une synthèse du processus à l’œuvre. Évidemment, je ne vous quitterai pas sans faire un peu de prospective…

Commençons avec les achats d’or des banques centrales.

En 2022, la demande d’or des banques centrales dans le monde a été « colossale »

Sur le marché de l’or, les évolutions sont souvent lentes et ennuyeuses. Analysant chaque début d’année les statistiques des Gold Demand Trends publiées par le Conseil mondial de l’or, je commente des changements de tendance qui relèvent au mieux de quelques dizaines de pourcents l’an.

2022 a été une année très différente. Un gros titre a écrasé tous les autres. Le marché de l’or a enfin fait l’objet d’une évolution parabolique…

« Colossale », c’est le qualificatif employé par John Reade, stratégiste en chef du Conseil mondial de l’or (CMO), pour décrire l’incroyable tonnage d’or accumulé l’année passée par les banques centrales.

À 1136 tonnes, la demande nette des grands argentiers a augmenté de 145% depuis les 463 tonnes enregistrées en 2021 !

Les banques centrales ont ainsi dépassé leur précédent record datant de… 1962 ! Autrement dit, en 2022, elles ont accumulé plus d’or en valeur absolue que cela n’a jamais été le cas, en tout cas aussi loin que remonte le registre du CMO (c’est-à-dire 1950).

Achats d’or des banques centrales au niveau mondial (tonnes, 1950 – 2022)

À fin 2022, cela fait donc 13 années consécutives que les banques centrales sont repassées à l’achat (selon les chiffres du CMO), pour un total de 6815 tonnes de métal accumulées sur l’ensemble de la période (achats non-déclarés inclus).

Alors, a-t-on assisté l’année passée à une simple année exceptionnelle ou à un véritable retournement de tendance ?

La décomposition de ces achats par trimestre apporte une information intéressante : sur ce total de 1136 tonnes d’or, 862 tonnes ont été acquises au cours des 3ème et 4ème trimestres 2022, soit plus de 75 %.

Vers un nouveau record en 2023 ?

En juin 2022, le CMO indiquait que 25% des banques centrales interrogées dans son sondage annuel comptaient augmenter leurs réserves d’or dans les 12 mois à venir, soit 3 fois plus qu’en 2019.

Au 1er trimestre 2023, les banques centrales ont ajouté 228 tonnes d’or à leurs stocks – un nouveau record historique pour un premier trimestre.

Il semble donc que la tendance s’accélère

2022 a également enregistré un record d’achats non-déclarés

Quels pays sont à l’origine de ces achats hors normes ?

Il y a bien ce que l’on sait : « les achats ont été effectués principalement par les banques des marchés émergents, notamment la Turquie et la Chine », résume le CMO.

Mais il y a aussi tout ce que l’on ignore…

Comme l’indique le syndicat de l’industrie minière occidentale, « la majorité [de ces achats] n’a pas été déclarée » par quelque banque centrale que ce soit. Le CMO ne s’en cache pas : les 1136 tonnes de métal dont on parle correspondent à « la combinaison des achats déclarés et d’une estimation substantielle d’achats non-déclarés. »

On parle de 655 tonnes de métal (soit environ 58% du total) dont les acheteurs demeurent pour la plupart inconnus à ce jour.

Est-ce inhabituel ?

Non… mais cela ne se produit habituellement pas dans de telles proportions !

Demande d’or des banques centrales (achats déclaré vs achats non-déclarés) (tonnes, T1/2016-T4/2022)

En 2022, non seulement les banques centrales ont accumulé plus d’or que jamais (en tout cas sur la période 1950 – 2023), mais elles ont procédé à plus d’achat non-déclarés que cela n’a jamais été le cas auparavant.

J’ai détaillé le processus standard dans ce billet. Je n’y reviendrai donc pas.

Quelles banques centrales pourraient avoir acheté de l’or sous le manteau ?

Comme le font remarquer S&V, « au vu des quantités immenses qui ont été achetées dans le contexte des troubles géopolitiques actuels, la liste doit inclure de grandes nations. […] Les banques centrales des marchés émergents ont probablement joué un rôle important dans ce processus, et la Chine et la Russie ont dû participer.»

Euro, dollar… : le gel des devises russes par l’Occident est comparable au « choc Nixon » de 1971

Pourquoi la dédollarisation est-elle en marche ?

Ce qui est sûr, c’est que certaines banques centrales ont tiré les leçons du gel par l’Occident des réserves de devises russes intervenu au printemps 2022.

Cela est d’autant plus évident que sur les 1136 tonnes accumulées par les banques centrales au cours de 2022, 862 tonnes (soit 75%) l’ont été au cours du 2nd semestre.

Comme le formulent S&V dans leur rapport IGWT 2022, « le gel des réserves de devises de la Russie est comparable à la fermeture du guichet de l’or par Richard Nixon en 1971. »

Les deux tiers des réserves de change de Moscou ont été gelés. Elles n’ont donc pas été saisies, mais l’Occident en a bloqué l’accès à la Russie. De la même manière que Nixon avait fermé le « guichet de l’or » en 1971, les Etats-Unis et l’UE ont « fermé le guichet sur le forex » (marché des changes) vis-à-vis de Moscou, pour reprendre l’expression de Luke Gromen. Avec cette mesure, le recours aux devises occidentales en tant qu’armes de guerre financière a fait un grand bond en avant.

En dépit de ses velléités d’émancipation monétaire, l’UE s’est jusque-là « clairement alignée sur Washington », comme le relèvent S&V.

Pourquoi le commerce international se fait-il en dollars ?

Le 16 mars 2022, Vladimir Poutine a tenu des propos très clairs sur ce qui est en jeu : « le gel illégitime d’une partie des réserves de devises de la Banque de Russie marque la fin de la fiabilité des actifs dits de premier ordre. En fait, les États-Unis et l’UE ont manqué à leurs obligations envers la Russie… Tout le monde sait maintenant que les réserves financières peuvent tout simplement être volées. Et de nombreux pays dans un avenir immédiat pourraient commencer – et je suis sûr que c’est ce qui va se passer – à convertir leurs actifs papier et numériques en réserves réelles de matières premières, de terres, de nourriture, d’or », a déclaré le président russe.

Il ne s’agit pas de paroles en l’air.

La Chine et la Russie recommencent à acheter de l’or

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la Banque populaire de Chine (People’s Bank of China – PBoC) et la Banque centrale de la fédération de Russie (Central Bank of Russia – CBR) ont un comportement atypique vis-à-vis du marché de l’or.

Pour ce qui est de la Chine, aux longues périodes sans achats déclarés succèdent des augmentations soudaines et importantes des réserves officielles. Comme l’indiquent S&V, « cela suggère qu’elle achète plus ou moins continuellement, mais qu’elle ne communique que de temps en temps. La PBoC veut montrer au monde qu’elle achète de l’or maintenant pour rattraper l’Occident, afin de soutenir l’internationalisation du renminbi et pour s’éloigner du dollar. D’un autre côté, elle ne veut pas dévoiler trop d’informations, sous peine d’ébranler le marché de l’or et d’en faire grimper le cours, ce qui n’est pas dans son intérêt, du moins pour l’instant. »

La Chine a recommencé à déclarer des achats d’or en novembre 2022, une première depuis septembre 2019 (37 mois). Elle avait alors ajouté 5,91 tonnes d’or à ses stocks, après 10 mois sans déclarer d’achats. En décembre 2018, elle avait déclaré avoir acquis 105,8 tonnes de métal.

En novembre 2022, la PBoC a ajouté 62 tonnes d’or à ses stocks. Depuis, elle a aligné 8 déclarations consécutives d’achats mensuels pour aboutir fin juin 2023 à un stock officiel de 2113 tonnes d’or.

Réserves officielles d’or de la Chine (tonnes, T1 2000 – T1 2023)

Quid de la Russie ?

Fin mars 2023, la CBR a elle aussi mis un terme à 1 an de silence au sujet de l’évolution de ses réserves d’or, lequel remonte au gel des réserves de change russes intervenu le 26 février 2022. La banque centrale a révélé avoir officiellement accumulé 31 tonnes de métal, portant ainsi le total des avoirs à 2330 tonnes.

Réserves officielles d’or de la Russie (2006 – mai 2023)

Les dates que je viens d’évoquer sont tout sauf anodines.

« Le timing stratégique des mises à jour des réserves d’or de la Chine et de la Russie »

Comme le relèvent S&V, « les dates auxquelles la Chine et la Russie ont recommencé à mettre à jour mensuellement leurs réserves d’or officielles revêtent une énorme importance stratégique et géopolitique, car elles ont toutes deux coïncidé avec des dialogues géopolitiques impliquant la Chine et ses alliés mondiaux. »

Chine, Russie, Arabie saoudite, BRICS et économie mondiale…

Le 7 décembre 2022, Xi Jinping entamait une visite en Arabie saoudite, le plus grand exportateur de pétrole au monde, pour participer à des réunions du Conseil de coopération du Golfe. La Chine a qualifié cet évènement de « jalon historique dans l’histoire du développement des relations entre la Chine et les pays arabes ».

Le 21 mars 2023 se tenait une rencontre historique entre Xi et Poutine à Moscou, laquelle a ouvert la voie à une nouvelle ère de coopération entre les deux géants. Quelques jours plus tard, la Banque de Russie levait enfin le voile sur ses réserves officielles d’or.

S&V font par ailleurs remarquer que « les précédentes annonces d’achat d’or […] de la Chine en 2015 et 2018 coïncidaient avec ou précédaient d’importants événements économiques ou monétaires, par exemple le souhait de la Chine en 2015 d’intégrer le renminbi aux DTS du FMI, et la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis en 2018-2019. Les dernières annonces mensuelles d’achat d’or de la Chine avaient repris le jour même. »

La Chine et la Russie veulent nous dire quelque chose… mais quoi ?

Ces annonces prennent tout leur sens dans le contexte actuel, c’est-à-dire des achats d’or record des banques centrales entamés quelques mois après le gel des réserves de devises russes.

Pour S&V, il ne s’agit pas de coïncidences : en novembre 2022 pour la Chine, et fin mars 2023 pour la Russie, les deux géants « ont symboliquement déclaré : « nous avons de l’or, plus d’or que nous ne voulons bien le dire, et nous allons utiliser cet or dans le cadre d’un nouveau système international » », indiquent les deux Autrichiens.

En somme, en réponse à la militarisation des réserves de change occidentales, l’or est accumulé par les banques centrales des pays émergeants comme une arme géopolitique et un outil monétaire, dans la perspective de leur dédollarisation.

C’est en particulier le cas de la Chine, dont l’influence s’étend sur les non-alignés et même sur les alliés des États-Unis, comme je vous l’expliquerai la semaine prochaine…

À lundi !

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Nicolas Perrin
Diplômé de l’IEP de Strasbourg, du Collège d’Europe et titulaire d’un Master 2 en Gestion de Patrimoine, Nicolas Perrin a débuté sa carrière en tant que conseiller en gestion de patrimoine. Auteur de l’ouvrage de référence "Investir sur le Marché de l’Or : Comprendre pour Agir", il est désormais rédacteur indépendant. Il s’intéresse au libéralisme, à l’économie et aux marchés financiers, en particulier aux métaux précieux et aux crypto-actifs, sans oublier la gestion de patrimoine. Twitter : @Nikookaburra

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